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Le tableau paradoxal de l'épargne européenne
Un taux d’épargne toujours plus élevé
Un pays de cocagne ! C’est ce que pourrait penser le lecteur hâtif à la vue du taux d’épargne stratosphérique des ménages européens. À plus de 15 % du revenu disponible après impôts, il atteint au premier semestre 2024 un niveau qui constitue à la fois un record historique hors période de pandémie et le triple de celui observé aux États-Unis.
La pente ascendante prise par le taux d’épargne depuis 2022 - que l’on observe également aux États-Unis à un niveau plus bas - en pleine résurgence d’inflation, semble défier l’entendement : les comportements d’épargne peuvent parfois contredire nos intuitions les mieux ancrées. Nous chercherons ici à mieux comprendre l’évolution de l’épargne européenne.
Taux d’épargne, kézaco ?
Le taux d’épargne se définit en creux. Il mesure la part du revenu des ménages, après impôts et prélèvements sociaux, qui n’est pas immédiatement affectée à des dépenses de consommation. Par différence, cette part résiduelle du revenu peut prendre les destinations suivantes :
- l’accumulation d’une épargne bancaire (compte courant, livrets)
- l’investissement en actifs financiers (PEA, PER, PEE, assurance-vie, crypto-actifs, etc.)
- l’investissement en actifs matériels (pour les ménages, principalement l’immobilier), pour sa partie auto-financée (net de dette)
- le remboursement de crédits en cours (crédits à l’habitat, à la consommation, renouvelables, etc).
Par différence, le taux d’épargne mesure ainsi la part du revenu concourant à la constitution d’un patrimoine temporaire (consommation différée) ou durable (investissement).
Les déterminantes des comportements d’épargne
L’une des principales caractéristiques de l’épargne européenne est son caractère hétérogène selon les pays. Le taux d’épargne s’étalonne ainsi d’à peine 2 % en Pologne à plus de 16 % en Allemagne et en France.
Une étude menée en 2015 par la Commission européenne avait permis de mesurer le pouvoir explicatif de différents paramètres économiques sur les écarts persistents de taux d’épargne au sein de l’Union. Ses conclusions étaient les suivantes :
L’absence d’effet richesse : passé un certain niveau de PIB/habitant, celui-ci n’a que très peu d’incidence sur le taux d’épargne (ce dont témoigne d’ailleurs la faiblesse du taux d’épargne américain).
L’importance de la dynamique économique : non-obstant le point précédent, lorsque la croissance du PIB par habitant est forte, le taux d’épargne diminue. La confiance dans l’avenir stimule la consommation.
En sens opposé, l’incertitude financière, mesurée par l’écart de l’inflation et du chômage à leur niveau de long terme, amène les ménages à différer leur consommation, augmentant ainsi le taux d’épargne.
L’étude conclue enfin à l’absence d’effets significatifs liés aux paramètres démographiques (pyramide des âges, espérance de vie) ou au niveau de protection sociale.
Ainsi, les taux d’épargne historiquement élevés observés en Allemagne, en France ou en Suède semblent être la marque d’économies essoufflées, à faible potentiel de croissance, par ailleurs confrontées à un choc d’inflation.
Une épargne très largement intermédiée
Une autre caractéristique frappante de l’épargne européenne est le rôle central joué par le système bancaire et assurantiel : 47 % de l’épargne financière des ménages européens est placée sous forme de dépôts bancaires ou autres placements à capital garanti, à comparer à 21 % aux États-Unis. En France, où les deux produits phares du paysage de l’épargne sont l’assurance-vie en fonds euros (1.544 Md€) et les livrets réglementés (Livret A, épargne logement, LDDS, LEP, pour 947 Md€), cette part est la plus élevée des grands pays de l’UE, à plus de 60 %.
L’importance de cette épargne intermédiée entraîne plusieurs conséquences :
Cette épargne est peu rémunérée, relativement au rendement que l’on peut attendre de placements non-garantis sur les marchés de capitaux sous forme de gestion collective.
Il est faux de laisser croire que ces capitaux sont improductifs, perdus pour l’économie. La raison d’être économique d’une banque est précisément d’assurer une fonction de transformation consistant à mettre cette épargne au travail pour répondre aux besoins de financement des acteurs économiques. Il est vrai, cependant, qu’en vertu des garanties conférées aux épargnants et du cadre prudentiel qui en découle, ces capitaux ne sont redéployés qu’avec un faible appétit aux risques, essentiellement sous forme de crédit à l’habitat, aux entreprises et au secteur public. Par construction, la transformation d’une épargne liquide et garantie ne peut répondre aux besoins en fonds propres des entreprises.
Le paysage bancaire européen étant encore très largement structuré autour de marchés domestiques disjoints, il est rare que cette fonction de transformation passe les frontières nationales. L’épargne française est essentiellement mise au travail en France, l’épargne allemande en Allemagne et l’épargne polonaise en Pologne.
Le demi-échec des efforts d’intégration des systèmes financiers européens
Avec la création de l’euro en 1999, les pays cœur de l’Union européenne se sont dotés d’une monnaie commune. Pour autant, leurs systèmes financiers continuaient de répondre à des règles nationales, non harmonisées. C’est le double traumatisme de la crise financière mondiale (2007-2009) puis de la crise des dettes souveraines des pays périphériques (2010-2012) qui fournit à José Manuel Barosso, Président de la Commission européenne, le capital politique permettant d’engager la construction d’une Union bancaire (2012). En 2014, son successeur Jean-Paul Juncker lancera l’Union des marchés de capitaux, qui ambitionne de compléter l’Union bancaire.
Plus de dix ans plus tard, le bilan de ces initiatives est contrasté.
Les banques européennes sont désormais soumises à un cadre prudentiel unique supervisé par une Banque Centrale Européenne qui s’est progressivement imposée comme une autorité de régulation crédible, évitant tout accident bancaire majeur. Une série de directives techniques a par ailleurs permis d’harmoniser les règles de fonctionnement des marchés de capitaux au sein de l’Union : SEPA en 2014 et DSP2 en 2018 (l’Europe des paiements), MiFID II en 2018 (transparence des marchés et protection des investisseurs), la création en 2019 d’un cadre standardisé pour les opérations de titrisation (STS) ou, en 2024, l’entrée en vigueur du premier cadre réglementaire international sur les crypto-actifs (MiCA).
Pourtant, l’objectif premier visant à constituer un marché unique de l’épargne européenne afin d’encourager une meilleure allocation des capitaux au sein de la zone euro n’a pas été atteint. Les initiatives directement impactantes pour l’épargne des ménages ont été rares et se sont soldées par de cuisants échecs, à l’instar de la tentative de création d’un standard européen d’épargne retraite individuelle en 2021. En outre, force est de constater que le marché bancaire reste structuré selon des lignes nationales évidentes. L’épargne française, pour l’essentiel, reste investie en France et l’épargne polonaise en Pologne.
L’épineuse question des retraites
Le beau concept d’épargne européenne se heurte notamment à la jungle de modèles sociaux nationaux qui n’ont fait l’objet d’aucune harmonisation. C’est en particulier le cas en matière de retraites. Les grands pays européens (France, Allemagne, Italie, Espagne) ont conservé des systèmes par répartition qui, par définition, ne permettent pas de constituer des portefeuilles d’actifs financiers en préparation/provisionnement des pensions à servir. Seuls les Pays-Bas, le Danemark, l’Irlande et la Croatie disposent de système de retraites incluant une composante significative de capitalisation collective.
Il en résulte une atrophie des fonds de pension en Europe. À titre d’illustration, leurs actifs sous gestion représentent environ 500 Md€ cumulés en France et en Allemagne, à comparer à plus de 800 Md€ au Danemark, 1.700 Md€ aux Pays-Bas et plus de 38.000 Md$ aux États-Unis. Cette situation entraîne en cascade un sous-dimensionnement structurel des marchés actions européens qui ne pèsent que 68 % du PIB contre 170 % aux États-Unis, constituant un handicap majeur pour la capacité des entreprises à lever les fonds propres nécessaires à leur développement. Ce même constat s’étend à l’écosystème des actions non-cotées (private equity et venture capital). Sur les dix dernières années, les levées en capital risque ont été aux États-Unis plus de 7 fois supérieures à celles de l’UE.
Des choix politiques nationaux
Mais si l’Europe de l’épargne tarde à voir le jour, c’est aussi parce qu’une fois les discours sur l’importance de l’Union des marchés de capitaux ânonnés, nos gouvernants choisissent d’entretenir des dispositifs de fléchage de l’épargne répondant à des enjeux strictement nationaux. Après tout, pourquoi partager la manne d’une épargne surabondante, en France ou en Allemagne, quand on peut, moyennant quelques incitations fiscales, la canaliser pour financer l’action publique ou parapublique ?
C’est le rôle, en France, de la Caisse des Dépôts qui centralise 370 Md€ de capitaux issus de l’épargne réglementée (Livret A, LDDS, LEP) pour financer la politique de la ville, le logement social et les projets des collectivités territoriales. Et ces projets ne suffisant pas à mettre au travail l’intégralité des capitaux collectés, le fonds d’épargne de la Caisse des Dépôts est également porteur de 86 Md€ d’emprunts de l’État français, pour bonne mesure.
De façon similaire, les investissements massifs des ménages français en assurance-vie sous forme de fonds euro, largement motivés par le cadre fiscal qui s’y applique, sont une aubaine pour la capacité à financer notre gargantuesque dette publique sans accroître outre mesure la dépendance aux investisseurs étrangers.
Une allocation désastreuse
Si l’on peut sans doute défendre de telles stratégies de fléchage de l’épargne du point de vue l’intérêt public national, il n’en reste pas moins qu’elles encouragent une allocation de l’épargne financière extrêmement timorée.
Pour l’épargnant, la sous-performance chronique qui découle inévitablement d’une telle allocation se paye cher sur le long terme. Ainsi, en dépit d’un taux d’épargne structurellement très inférieur, le patrimoine financier moyen est aux États-Unis plus de 2,3 fois ce qu’il est en France, selon l’estimation de l’Institut Bruegel.
Dans une France où le ratio d’actifs par retraité ne permettra pas de maintenir les niveaux de pension auxquels nous nous sommes habitués, nous recommandons à nos lecteurs, au-delà de la constitution d’une nécessaire épargne de précaution, d’investir tout au long de leur vie active, dans la mesure du possible, l’équivalent de 10 % de leur revenu net dans un portefeuille de capitalisation dont la performance de long terme sera immanquablement supérieure à celle d’une épargne bancaire.