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Réinventer la social-démocratie française

Les représentants de la social-démocratie en France paraissent en décalage avec la société et la réalité d’aujourd’hui, en France et dans le monde.

S’ils souhaitent travailler sur un programme et sur le concept de social-démocratie lui-même, ils ne semblent pas comprendre que le logiciel spécifiquement français de la social-démocratie est aujourd’hui épuisé. Depuis 1945, celui-ci a assurément permis d’obtenir une société plus équilibrée, plus juste, avec un marché bien régulé, une croissance moins heurtée, une forte justice sociale, une inégalité des revenus faible après redistribution, une protection sociale de haut niveau, etc. Ce modèle - que je chéris - est celui de la France, mais il est aussi celui qui caractérise l’Europe dans son ensemble par rapport au reste du monde. Et en a fait un lieu privilégié du globe.

Mais Tocqueville, déjà, anticipait le risque de dérive de nos démocraties vers une passion égalitariste, source de jalousie maladive et de dictature du conformisme, étouffant progressivement l’autonomie individuelle et la liberté même. Le wokisme est aujourd’hui l’avatar le plus évident de cet égalitarisme poussé à son paroxysme, engendrant une volonté de développer de façon totalement asymétrique les droits des citoyens bien au-delà de leurs devoirs, ainsi qu’une perversion du principe démocratique lui même, consistant à donner tous les droits aux minoritaires, y compris au détriment des majoritaires. Tout en victimisant sans limite les minorités, et en accusant les majorités de tous les péchés.

En outre, dans un souci parfaitement louable de protéger les plus faibles contre les aléas de la vie par une solidarité nationale et intergénérationnelle, preuve d’une haute civilisation, le modèle social-démocrate a été poussé, en France, jusqu’à l’épuisement, tant moralement, ethiquement que financièrement. Je ne citerai à l’appui de cette idée que quelques points trop vite résumés et qui devraient être et approfondis/étayés et élargis/complétés (ce qui est parfaitement possible) :

  • La perte du goût du travail, ici et là présentée comme se répandant largement et comme étant due aux mauvaises conditions de travail en France, à l’exploitation des salariés, à un mauvais management, bref à une souffrance au travail, notion spécifiquement française. Alors que cette perte du goût de travailler est d’une part plus réduite qu’on ne le croit, même chez les jeunes, et bien davantage culturelle que due à des conditions objectives liées aux entreprises. La pratique de la social-démocratie en France a malheureusement (ce n’était pas inéluctable) conduit à une réelle dévalorisation du travail engendrée par les discours sociologisants et psychologisants suivant une vulgate marxiste simpliste, autant qu’une pratique réglementaire : les 35 heures, l’abaissement démagogique et à contre-temps de l’âge de la retraite… Ce qui rend au passage toute réforme des retraites, bien qu’indispensable pour sauver le système de retraite lui même, si difficile.

  • La juste protection due aux plus démunis qui se retrouvent sans travail par les diverses allocations (dont le RMI devenu RSA…) est un formidable principe dès lors qu’il ne suffit pas de ne pas vouloir travailler pour pouvoir en bénéficier, donc dès lors qu’il n’est pas abusivement étendu, sans même qu’il y ait un véritable effort pour rechercher un travail et en prendre un quand on en trouve un, même s’il n’est pas celui qui était rêvé jusqu’alors. Certains allant jusqu’à penser que la société leur doit bien de pouvoir ne pas avoir envie de travailler tout en étant rémunérés. L’idée du revenu universel, suivant ses modalités, peut participer de cette tendance. De même pour l’intérêt à porter à une juste rémunération des travailleurs les moins aisés. Mais il ne faut pas pour autant provoquer, par une hausse trop forte du SMIC, et une perte d’emploi massive des moins qualifiés et un écrasement de la hierarchie des salaires, notamment pour ceux qui gagnent un peu plus sans toutefois gagner beaucoup plus.

  • La juste protection contre la maladie ne doit pas devenir une possibilité de surconsommer de l’assistance médicale ou medicamentale. Elle ne doit pas non plus être un prétexte, pour toute contrariété dans sa vie personnelle ou au travail, pour prendre un congé maladie, très aisément donné, et s’exonérer aux frais de tous les autres du travail et de sa contribution à la société. Là encore, la “souffrance au travail”, ou l’épuisement nerveux - même si bien évidemment cela peut exister ici et là - ont bon dos et sont délétères, dès lors que les arrêts de travail ainsi accordés se pratiquent à grande échelle.

  • La redistribution, par les prélèvements obligatoires comme par l’utilisation gratuite de services publics, assure une cohésion sociale et une justice sociale très appréciable. Cette redistribution, ramenée au PIB, se situe parmi les toutes premières au monde. Vouloir toujours l’augmenter, comme le demandent les tenants actuels de la social-démocratie relève soit d’une gentille naïveté confondante, soit d’une démagogie sans limite. Ou d’une absence de réflexion. Il n’est plus raisonnable de penser que l’accroître encore n’irait pas à l’exact opposé des objectifs (prétendument) recherchés, par une desincitation encore renforcée au travail, comme à l’innovation, par une perte de compétitivité accrue et partant par une perte massive d’emplois et de niveau de vie.

Bref, sans multiplier les exemples, l’extension à l’infini des droits et de la protection, l’élimination de tout risque et sa prise en charge totale par la société ne peuvent pas être le projet de la social-démocratie française. Qui oublie trop souvent en outre que pour redistribuer il faut produire et que pour produire, il faut des incitations (et des valorisations) à le faire. Cette social-démocratie des seuls droits, à la française, poussée déjà très loin, ne peut que provoquer sa ruine morale et financière. Morale, car la partie qui travaille, souvent sans rémunération confortable, ne peut longtemps considérer cet état de fait comme normal et juste. Le pacte social peut se rompre. De même pour les seuls 45 % à payer les impôts sur le revenu et les 10 % qui en paient 75%. Financière, bien entendu, parce que seul le travail de chacun et la quantité de gens au travail, avec l’innovation et les gains de productivité, peuvent permettre de financer le niveau de vie et la protection sociale de l’ensemble de la population.

La rupture dans la soutenabilité du système social (au sens large) français a déjà eu lieu et ne date pas d’hier. Il suffit de considérer l’évolution de la dette publique française et de la dette extérieure, dans le temps, mais aussi par rapport à celles des autres pays comparables pour bien le mesurer.

Sans même évoquer l’impensé total, et pourtant si dangereux, de la social-démocratie française d’aujourd’hui, la question sociétale fondamentale : quelle politique républicaine de réaffirmation de l’autorité publique, de sécurité et de meilleure régulation et d’intégration de l’immigration faut il mener ? Sujets pourtant autrement plus utiles et participant in fine activement à la justice sociale que ceux évoqués par certains pour permettre de ne pas laisser les populismes prendre de plus en plus de place dans le vote des Français.

Ainsi, même pour les quelques sociaux démocrates en France en rupture avec La France Insoumise et tentant de redonner pied en France à la social-democratie, lorsqu’ils énoncent qu’il faut rétablir l’Impôt Sur la Fortune et augmenter le SMIC, on se dit qu’il y a certainement encore beaucoup de chemin et de réflexion à mener pour re-crédibiliser et inventer la social-démocratie de demain, adaptée au monde et à la situation de la France… D’autres sociaux démocrates européens ont su peu ou prou le faire. Beaucoup de remise en question et de rupture assumée avec les tendances des trente dernières années doivent être pensées pour un renouveau salutaire de la social-démocratie française .

Olivier Klein, économiste et professeur à HEC.