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Le dilemme du nickel en Nouvelle-Calédonie

En 1751, le chimiste suédois Axel Fredrik Cronstedt met en évidence un nouvel élément métallique qu’il baptise nickel. Sa principale propriété est de conférer, par alliage, un caractère inoxydable à d’autres métaux tels que le fer et le cuivre.

Un siècle plus tard (1864), Jules Garnier, ingénieur des mines en mission en Nouvelle-Calédonie, découvre un minerai de couleur verte composé à 7 % de nickel. Son exploitation à grande échelle démarrera en 1875 à Houaïlou et Canala. En 1878, John Higginson, colon anglo-australien, ouvre à Nouméa la première fonderie qui deviendra la Société Le Nickel (SLN).

Avec 230.000 tonnes produites en 2023, la Nouvelle-Calédonie se situe au 3ème rang mondial derrière l’Indonésie et les Philippines, juste devant la Russie. L’exploitation du nickel contribue pour 20 % du Produit Intérieur Brut calédonien, 24 % des emplois du secteur privé (emplois directs, indirects et induits) et 90 % de ses exportations.

Nous essaierons dans cet article de mettre en lumière les enjeux liés au développement de cette filière.

Au commencement, le minerai

Pour comprendre l’économie de la filière nickel, il faut d’abord se représenter les trois principales formes qu’il prend au cours du processus de transformation :

  • Le minerai brut, qui est une roche de composition variable ne contenant qu’une teneur relativement faible en nickel.

  • Le ferronickel, produit intermédiaire pour la production d’aciers inoxydables et d’aciers spéciaux.

  • D’autres produits intermédiaires tels que la matte de nickel ou l’hydroxide de nickel (MHP-NHC) utilisés pour produire le nickel de haute pureté entrant dans la composition des batteries lithium-ion.

L’extraction du minerai est un processus relativement simple qui intervient dans des mines à ciel ouvert exploitées par une vingtaine d’entreprises parmi lesquelles les trois groupes métallurgiques présents en Nouvelle-Calédonie. Bien que fortement dépendante des cours du nickel, l’activité minière est structurellement bénéficiaire, y compris en période de faibles cours (2016).

Elle joue en outre un rôle crucial pour l’emploi local hors de Nouméa, employant de 20 % à 40 % de la population active dans de nombreuses communes. Il s’agit de salariés des entreprises minières mais aussi de très nombreux entrepreneurs individuels dans les domaines du forage, du terrassement ou encore du roulage.

Environ 55 % du minerai (mesuré en contenu de nickel) est destiné aux trois usines métallurgiques calédoniennes. Le solde est exporté sans être raffiné vers la Chine, le Japon et la Corée du Sud.

Au fil des décennies, l’exploitation prioritaire des meilleurs filons s’est traduite par une baisse progressive de la teneur en nickel des minerais extraits. Alors que celle-ci dépassait fréquemment 10 % pour les premiers gisements, elle est désormais comprise entre 1,5 % et 3 %, un niveau qui reste parmi les plus élevés au monde.

Le défi métallurgique

Bien qu’elle détienne 10 % des réserves mondiales de nickel, la Nouvelle-Calédonie n’a pas réussi le développement de son activité de transformation. Contrairement aux activités minières, aucun des trois complexes métallurgiques calédoniens n’est structurellement rentable.

SLN

La première est l’usine historique de la SLN située à Nouméa, dont le contrôle passe successivement du groupe Rothschild (1880-1974) à Elf Aquitaine (1974-1994) puis au groupe Eramet. Depuis 1998, les trois provinces calédoniennes figurent également au capital pour 34 %. C’est un outil industriel veillissant, trop peu efficient pour un minerai dont la teneur en nickel a beaucoup baissé. Son alimentation en électricité, en particulier, pose difficulté depuis un accident qui, en 2021, a contraint à décommissionner la centrale au fioul en fin de vie. Une centrale flottante temporaire a été mise en service en 2022. Un projet de remplacement pérenne par une centrale au gaz est à l’étude mais tarde à se matérialiser.

Bien que dégageant un Résultat Brut d’Exploitation positif depuis 2018, celui-ci ne suffit pas à couvrir les dépenses d’investissement nécessaires au maintien de l’outil industriel en état de fonctionnement. La SLN est en situation de capitaux propres négatifs depuis 2017.

Enfin, le doute plane sur l’avenir de la société après l’annonce par le groupe Eramet en février 2024 qu’il ne soutiendra plus la SLN, préférant consacrer ses capacités d’investissement à des projets en Indonésie.

Usine du Sud

En 1999, le groupe canadien Inco inaugure à Goro, à l’extrémité Sud de la Grande Terre, une usine pilote utilisant une technique d'extraction du nickel innovante (la lixiviation), moins gourmande en électricité et mieux adaptée aux minerais à faible teneur en nickel.

Ce procédé n’ayant jamais été utilisé à si grande échelle, la suite sera chaotique. Le complexe industriel de 22 hectares n’entrera en production qu’en 2010 et connaîtra de nombreux incidents (fuites d’acide sulfurique, effondrement d’une colonne d’extraction, déversement de rejets chimiques dans le lagon). Dans ses meilleures années, la production n’atteindra que 60 % des volumes pour lesquels l’usine était prévue.

En 2021, le groupe brésilien Vale (qui avait absorbé le groupe Inco) revend le site au consortium Prony Resources, dans lequel on retrouve notamment les trois provinces calédoniennes pour 30 % et la société de négoce néerlandaise Trafigura pour 19 %.

Bien que l’usine du Sud soit le seul des trois opérateurs à avoir maintenu une situation de fonds propres positifs, le seuil de rentabilité est encore loin d’être atteint.

Usine du Nord

Enfin, en 2007, à l’initiative des autorités de la Province Nord et dans le cadre des efforts de rééquilibrage économique prévus par les accord de Nouméa (1998), débute la construction d’un troisième site de transformation du nickel à Vavouto, au pied du massif du Koniambo. Pour ce faire, la Société Minière du Sud Pacifique (détenue par la Province Nord et la Province des Îles) s’associe à Falconbridge (depuis racheté par Xstrata puis Glencore) au sein de la co-entreprise Koniambo Nickel SAS (KNS).

5.000 travailleurs étrangers participent à la construction d’une unité de préparation du minerai, de deux lignes pyro-métallurgiques, d’une centrale électrique au charbon, d’un chenal et d’infrastructures portuaires en eau profonde, pour un coût total d’environ 6 milliards d’euros.

La première ligne de production entre en service en 2013. Malheureusement, en 2014, une fuite de 500 tonnes de métal en fusion endommage l’un des deux fours de l’usine. Au cours des réparations, des défauts de conception sont identifiés nécessitant qu’il soit intégralement remplacé. Un an plus tard, c’est une défaillance de soudures sur la centrale électrique qui impose de réduire la production et de remplacer deux échangeurs de chaleur.

Depuis sa création, KNS a accumulé près de 14 Md€ de dettes, causant une situation de fonds propres négatifs d’une ampleur catastrophique. La société étant toujours loin de son seuil de rentabilité, Glencore a annoncé en 2023 sa volonté de se retirer de l’entreprise, causant la mise en sommeil du site dans l’attente d’un éventuel repreneur.

Un déficit structurel de compétitivité

Au-delà des accidents opérationnels évoqués, les métallurgistes calédoniens souffrent d’un déficit de compétitivité patent, relativement aux concurrents indonésiens ou chinois.

Celui-ci est d’abord causé par des charges énergétiques très éleveés qui représentent jusqu’à 50 % de leur base de coûts. La centrale hydro-électrique de Yaté ne subvient qu’à 10 % des besoins en électricité de la Nouvelle-Calédonie. Le complément est produit par des centrales au fioul et au charbon dont l’approvisionnement est très coûteux compte tenu de l’isolement géographique de l’île. Ainsi, les travaux de l’Inspection Générale des Finances montrent que les coûts énergétiques des métallurgistes calédoniens sont d’environ le double de ce qu’ils seraient en France métropolitaine ou en Indonésie.

Le constat est pire encore sur le coût de la main d’oeuvre qui est unitairement cinq fois plus élevé qu’en Indonésie pour une productivité comparable.

Enfin, les trois opérateurs sont pénalisés par le manque de profondeur du tissu local de PME de sous-traitance qui se traduit par une faible intensité concurrentielle et des tarifs élevés.

Ce grave déficit de compétitivité place les métallurgistes calédoniens dans une situation d’extrème fragilité vis-à-vis des cours notoirement volatiles du nickel.

L’impact sur l’environnement

Il est impossible d’éluder la réalité de l’empreinte environnementale de la filière nickel en Nouvelle-Calédonie.

L’activité minière à ciel ouvert est inévitablement une cause importante de destruction de milieux naturels, de déforestation et de dégradation des sols. Les mines sont de profondes cicatrices dans le paysage calédonien.

A chaque pluie, les cours d’eau se chargent de poussières rouges riches en métaux lourds néfastes à la biodiversité des rivières comme du lagon classé au patrimoine mondial par l’UNESCO.

L’activité métallurgique, quant à elle, consomme 2,4 GWh d’une électricité très carbonnée - reposant à plus de 86 % sur des énergies fossiles - et rejette des gaz toxiques tels que du dioxyde de soufre.

Il convient néanmoins de souligner que ces impacts sont beaucoup plus encadrés en Nouvelle-Calédonie que dans les autres grands pays producteurs. À titre d’illustration, une réforme du code minier de 2009 impose aux entreprises la réhabilitation des sites exploités depuis 1975.

Par ailleurs, la filière, moyennant certains investissements, pourrait être en capacité de répondre aux besoins de la France et de l’Union Européenne en produits intermédiaires du nickel indispensables à la production des batteries des véhicules électriques.

Les enjeux stratégiques

Au-delà des problématiques de rentabilité et d’environnement, il convient de s’interroger aussi sur le rôle que peut jouer la filière nickel calédonienne pour l’industrie française et européenne.

La production des métallurgistes calédoniens consiste aujourd’hui, pour l’essentiel, en ferronickel destiné à entrer dans la fabrication d’acier de clients basés en Chine, au Japon et à Taïwan. Seule l’usine du Sud assure une production modeste de produits intermédiaires du nickel pour batteries dans le cadre d’un contrat d’offtake avec Tesla.

Le nickel pour batteries figure pourtant sur une liste de 16 produits stratégiques identifiés par l’Union Européenne, qui ambitionne d’atteindre a minima 40 % d’autonomie d’approvisionnement contre 25 % actuellement.

Dans le même temps, la Chine déploie une politique très ambitieuse de concentration verticale de la filière du nickel pour batteries qui l’a notamment amenée à investir massivement en Indonésie. L’Inspection Générale des Finances estime qu’en 2025, la Chine concentrera, sur son sol et au travers de ses participations en Indonésie, 50 % des capacités de production mondiales de produits intermédiaires du nickel pour batteries et plus de 75 % des capacités de raffinage de ces mêmes produits.

La verticalisation progressive de la filière expose la France, au moment même où elle investit lourdement dans le développement de gigafactories de batteries, au risque que l’Indonésie mette en place des mécanismes de contrôle des exportations de produits intermédiaires afin de favoriser sa propre filière.

La filière nickel calédonienne et au-delà d’elle la filière batteries française ont besoin d’un État stratège à l’image de celui qui avait créé les conditions du développement de la filière du nucléaire civil dans les années 1970.

Le soutien de l’État aux métallurgistes calédoniens, sous les différentes formes qu’il a pu prendre jusqu’à présent (défiscalisation, participations financières de l’État, financements de l’Agence Française de Développement, participations des provinces) ne suffit pas à pérenniser la filière. La solution, certes complexe à dessiner, passera inévitablement par le développement de capacités de production d’électricité à prix compétitif - fussent-ils subventionnés - et à moindre empreinte carbone.

Après la mise en sommeil de l’usine du Nord et l’annonce du désengagement d’Eramet de la SLN, la menace d’une destruction des capacités industrielles à court terme est désormais réelle. Les conséquences pour l’emploi local et les finances publiques de Nouvelle-Calédonie seraient désastreuses. Les efforts de rééquilibrage économique réalisés depuis 1988 afin d’offrir des perspectives de prospérité à la population kanak en seraient en grande partie anéantis. Aussi le soutien de l’État stratège à la filière nickel peut-il s’inscrire dans un accord plus large permettant de poursuivre le développement pacifique de la Nouvelle-Calédonie.

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Sources et bibliographie