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La France, nouvelle frontière du marché des créances douteuses
Nicolas Pellen est un professionnel aguerri de l´acquisition et de la gestion d´actifs non stratégiques (créances douteuses et actifs immobiliers) et des restructurations bancaires. De Goldman Sachs (Archon Group) à Hoist Finance en passant par Alvarez & Marsal, son parcours l’a exposé aux principaux marchés européens.
Nicolas développe aujourd’hui une activité de conseil stratégique, de transformation et de transaction à destination des acteurs du secteur financier français.
À l'issue de la crise de la Covid, de nombreux observateurs s'attendaient à une explosion du marché français des créances douteuses (ou « NPL », de l’anglais non performing loans). Cependant, jusqu'à présent, cela ne s'est pas produit. Ces anticipations étaient-elles infondées ?
À travers cet article, nous tenterons de faire un état des lieux du marché actuel et de mettre en lumière les opportunités qui en émergent.
Les NPL en France : des volumes importants et en augmentation
Commençons par un point de méthodologie. Nous nous baserons ici sur la définition des NPL telle qu’elle ressort des normes comptables IFRS et de la classification du risque de crédit par l’Autorité bancaire européenne (EBA) : pour les connaisseurs, nous parlons donc des prêts classés en stage 3 au titre des normes IFRS 9.
Selon cette définition, les encours de NPL des banques françaises, restés globalement stables en 2022, ont connu au cours du 1er semestre 2023 une augmentation de 3,2 milliards d’euros qui constitue la plus forte accélération de ces 10 dernières années.
Cette évolution est pour l’essentiel imputable à une augmentation significative des NPL du Crédit Agricole et du Crédit Mutuel.
De multiples facteurs de changement sont à l’œuvre
Depuis la fin de la pandémie et le retour de l’inflation, les banques françaises affichent une sous-performance financière chronique avec une rentabilité de leurs capitaux propres (Return on Equity, « RoE ») de 7,8 % contre 10,8 % pour leurs homologues européennes. Ce phénomène est notamment causé par la structure de bilan des banques françaises dont une part importante de l’actif est assortie de taux fixes de durées très longues (prêts à l’habitat) tandis qu’une part significative du passif est sensible à l’inflation et aux taux courts (épargne réglementée), une configuration défavorable en période de remontée des taux telle que celle que nous traversons depuis deux ans.
Les banques françaises immobilisent par ailleurs 7,7 milliards d’euros de fonds propres réglementaires face à leurs créances douteuses, un chiffre en hausse d’environ 200 M€ depuis 2019, engendrant un manque à gagner que l’on peut estimer à 350 M€ par an. Dans le même temps, les banques italiennes, espagnoles et grecques sont parvenues à réduire de moitié la consommation de fonds propres de leurs NPL pour revenir à un niveau agrégé proche de celui des banques françaises (8 milliards d’euros).
Les ratios de créances douteuses sont en baisse continue en Europe depuis 10 ans, passant de 6,7% en 2014 à 1,8% aujourd’hui.
L’Italie et la Grèce, en particulier, ont fait un effort considérable d’apurement des bilans bancaires en cédant respectivement 72 et 61 milliards d’euros de NPL depuis 2019.
La France est restée jusqu’à présent à l’écart de ce mouvement. Après avoir touché un point bas en 2021, les encours de créances douteuses des banques françaises sont depuis orientées à la hausse. Avec 115 milliards d’euros de NPL, la France pèse aujourd’hui 32% du total européen contre seulement 21% en 2019.
À l'exception du Crédit Mutuel, les quatre autres grands réseaux bancaires Français figurent tous dans le top 10 européen des NPL. Le portefeuille français de créances douteuses sur des PME, en particulier, est celui qui progresse le plus vite en Europe : +13 % en un an pour atteindre 37 milliards d’euros.
Au-delà des créances douteuses au sens strict (stage 3), on observe aussi une dégradation globale de la qualité des portefeuilles de crédit au cours des trois dernières années, avec un quasi-doublement depuis 2019 des encours classés en stage 2 (correspondant à des emprunteurs dont la situation économique s’est dégradée sans qu’ils soient pour autant en défaut). Ceux-ci atteignent désormais 487 milliards d’euros, soit plus de 10 % des encours totaux, et alimenteront, pour partie, les volumes de créances douteuses des années qui viennent.
Sans surprise, cette détérioration de la qualité des portefeuilles a entraîné des besoins de provisionnement significatifs. Le stock de provisions des banques françaises sur leurs portefeuilles de crédits se monte ainsi à 53 milliards d’euros, en augmentation de 7 milliards depuis 2019.
Les volumes de crédits ayant dû subir des restructurations (forborne) ont également progressé, passant de 43 à 60 milliards d’euros depuis 2019. On note par ailleurs que le taux de défaut après restructuration dépasse 50% contre une moyenne européenne à 43%, avec une sous-performance notable des banques mutualistes dans ce domaine.
Dynamiques du marché français des NPL
Les servicers ou gestionnaires de crédits
Le marché français est structuré autour de cinq acteurs principaux (iQera, Intrum, EOS, Hoist, B2Holding / Veraltis AM) et trois entrants plus récents (Cabot, LCM et Copernicus). Tous ont suivi des modèles stratégiques et opérationnels proches en tant qu'acheteurs de créances et gestionnaires de dettes. Ils s’appuient sur trois métiers dont les poids relatifs diffèrent en fonction de leur histoire et de leurs capacités :
La gestion du poste client et du recouvrement de créances commerciales et civiles (« CMS » ou Credit Management Services) pour les entreprises ;
La gestion du recouvrement pour compte de tiers pour les banques et les compagnies d'assurance, principalement sur des prêts à la consommation et crédits sans garanties (unsecured) ;
L’acquisition et la gestion de portefeuilles de créances bancaires pour compte propre.
La marché français des NPL étant généralement considéré comme moins stratégique que le sud de l'Europe, les acteurs présents en France ont été confrontés à des limitations en termes de capacité d'investissement et de taille d'acquisition adressable.
Les banques
Côté bancaire, les pratiques sont également bien établies :
Le recouvrement internalisé des prêts hypothécaires et des prêts aux PME au sein d’organisations largement régionalisées (à l’exception des départements des affaires spéciales pour les dossiers les plus complexes) ;
Le recours à des prestataires externes pour prendre en charge les premières étapes du recouvrement des prêts à la consommation produits par leur filiales spécialisées ;
Des cessions récurrentes de portefeuilles et de contrats de flux de prêts à la consommation en phase tardive du recouvrement
Des cessions plus rares de portefeuilles à sous-jacent immobilier ou adossés à d’autres garanties (Crédit Immobilier de France en 2019 et 2020, Crédit Foncier en 2019, 2021 et 2022, Société Générale en 2020, 2021 et 2022, BPCE en 2021, 2022 et 2023, BNP Personal Finance en 2019, BNP Paribas en 2022 ainsi des opérations de faibles montants unitaires de la part de banques mutualistes régionales).
De telles cessions de portefeuilles de NPL présentent pour les banques un certain nombre d’avantages :
Décharger leurs bilans de crédits non performants, réduisant ainsi l’exposition aux risques qui y sont associés et assurant une meilleure rotation du stock de créances ;
Réduire les charges liées à la gestion des NPL et concentrer les ressources sur le coeur de métier et les activités les plus rentables ;
Libérer des fonds propres immobilisés qui pourront être réaffectés à des initiatives stratégiques ou au renforcement du ratio de solvabilité.
Et maintenant ?
Depuis 18 mois, plusieurs initiatives semblent pointer vers une intensification du marché français des NPL telle que la vente par BNP Paribas de l’ensemble du portefeuille de créances unsecured de Neuilly Contentieux, la nouvelle stratégie d´optimisation du capital et d’amélioration de la rentabilité de la Société Générale qui passera par des cessions de portefeuilles plus nombreuses et de montants plus importants, ou encore la volonté de BPCE de réduire drastiquement son stock de NPL en mutualisant la cession des portefeuilles de ses banques régionales.
De plus en plus, les banques françaises semblent conscientes qu’une gestion active des NPL est un levier d’optimisation de la performance financière et de l’allocation des ressources rares.
De leur côté, les servicers doivent eux aussi répondre à des enjeux de transformation :
L'augmentation du volume et de la taille unitaire des transactions qui pourrait mettre à mal les capacités d'investissement des acteurs existants et, la nature ayant horreur du vide, attirer de nouveaux entrants sur le marché.
L’évolution de la typologie et du statut des dossiers externalisés (intégralité du cycle du recouvrement au-delà des premières étapes ; créances à sous-jacent immobilier et non seulement des prêts à la consommation) ou cédés (augmentation des crédits à sous-jacent immobilier et PME).
Une possible spécialisation progressive des acteurs selon des lignes métiers (servicers vs. investisseurs) ou par type d’actifs (crédit à la consommation, immobilier, PME), tendance que l’on observe déjà ailleurs en Europe.
Le développement de nouvelles plateformes technologiques facilitant les transferts de portefeuille et favorisant le développement du marché secondaire. Pourquoi pas, à terme, des solutions de place comme il en existe pour échanger des titres ?
Le renforcement des compétences notamment sur les fonctions d’asset management.
La mise en œuvre de la directive de l'Union Européenne 2021/2167 concernant la licence de gestionnaire de crédit et ses implications juridiques et opérationnelles. Cette directive impactera toute la chaîne de valeur des banques jusqu’aux investisseurs.
Le marché français des NPL semble entrer dans une phase de développement accéléré. Céder des portefeuilles de créances douteuses n’est plus tabou et la barre des 5 milliards d’euros de transactions devrait être franchi en 2024. Les opportunités sont nombreuses pour les entreprises spécialisées dans la gestion de tels actifs ainsi que les fournisseurs de technologie ayant acquis une expérience dans d’autres marchés européens.
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