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L'électricité en France ou la dilapidation d'un avantage compétitif

C’est l’histoire d’une libéralisation mal pensée et non pilotée qui contribue lourdement à la sortie de route de nos finances publiques ainsi qu’à la perte de compétitivité de l’économie française. Nous retraçons ici l’enchaînement de mauvais choix qui, en une trentaine d’années, ont conduit à brader l’atout historique que constituait l’électricité française.

Chapitre I : L’ouverture du marché de l’électricité (1996-2010)

Tout commence en 1996. Alors que la France avait longtemps contrecarré les projets d’ouverture du marché de l’électricité de la Commission européenne, Alain Juppé accepte d’assouplir cette position en échange d’aménagements permettant de préserver certaines spécificités du modèle français. Une directive est alors votée - établissant les règles communes du marché européen de l’électricité - qui sera transposée en droit français en février 2000.

En application de celle-ci, la chaîne de valeur de l’électricité fait l’objet d’une segmentation verticale, séparant les activités de production, de transport, de distribution et de fourniture/commercialisation. EDF se réorganise en conséquence avec la création de RTE (transport) et d’Enedis (distribution). La directive impose en outre que les deux extrémités de cette chaîne de valeur (production et commercialisation) soient progressivement ouvertes à la concurrence. Des mécanismes de régulation de marché sont ainsi mis en place afin d’organiser les échanges entre producteurs et fournisseurs alternatifs. Cette organisation générale - qui prévaut encore aujourd’hui - est efficacement synthétisée par ce visuel de la Cour des comptes :

La mission de surveillance du bon fonctionnement de l’ensemble est quant à elle confiée à la Commission de Régulation de l’Énergie (CRE).

Ainsi la commercialisation de l’électricité française s’ouvre-t-elle à la concurrence : initialement limitée aux consommateurs industriels les plus importants, puis en 2004 à toutes les entreprises et collectivités locales et enfin, en 2007, aux particuliers.

Pendant toute cette période, les tarifs pratiqués par EDF sur le marché de détail continuent d’être fixés unilatéralement par les ministres en charge de l’économie et de l’énergie, selon une logique de recherche d’équilibre entre, d’une part, la necessité de couvrir les coûts complets de l’entreprise et de lui permettre de continuer à investir dans son outil de production, et d’autre part, la volonté de soutenir l’économie au travers d’un prix de l’électricité compétitif.

Trop compétitif, même, au goût des fournisseurs alternatifs qui commencent à apparaître. Car ceux-ci - ne disposant pas de moyens de production propres - s’approvisionnent sur un marché de gros où le prix des échanges est fixé par la dernière unité de production appelée pour répondre à la demande (principe dit du merit order décrit dans le visuel ci-dessous).

Ainsi, en période de forte demande, les fournisseurs alternatifs ne bénéficient plus du coût très bas de la production nucléaire française et sont contraints de supporter celui, beaucoup plus élevé, des centrales thermiques appelées en renfort.

En 2006, Direct Énergie dépose plainte auprès de la Commission européenne pour distortion de concurrence relative à l’accès à l’électricité nucléaire et au maintien des tarifs réglementés d’EDF.

Chapitre II : la loi NOME (2011-2019)

Sous la pression de Bruxelles, le législateur français est amené à revoir sa copie : la loi sur la Nouvelle Organisation du Marché de l’Électricité est adoptée en décembre 2010. Elle institue le principe de l’Accès Régulé à l’Électricité Nucléaire Historique (ARENH). Désormais, EDF devra revendre 25 % de la production des centrales nucléaires - soit 100 TWh - aux fournisseurs alternatifs. Le bénéfice de 60 années de recherche et d’investissements financés par le contribuable français est ainsi mis à la disposition d’opérateurs privés sans aucune contrepartie. Bien que la loi NOME indique que le prix de transfert de cette électricité sera calculé en fonction du coût de revient d’EDF, celui sera de facto fixé par décret à 42€/MWh et n’évoluera plus. La même année, la Cour des comptes estimait pourtant le coût de revient de l’électricité nucléaire à 49,5 €/MWh. En 2020, EDF estimait ce coût à 53 €/MWh. En retenant un coût de revient moyen de 51 €/MWh sur la période 2011-2024, on peut évaluer que ce dispositif aura causé à l’entreprise publique une perte cumulée de l’ordre de 13 Md€ sans même tenir compte de la valeur de marché de cette électricité.

Mais la loi NOME va plus loin. Afin d’assurer la capacité des fournisseurs alternatifs à offrir des tarifs compétitifs avec ceux d’EDF tout en dégageant une marge, elle introduit une inversion logique qui sera déterminante pour la suite : le Tarif Réglementé de Vente de l’Électricité (TRVE) - que seule EDF est tenue d’appliquer sur le marché de détail - sera dorénavant calculé par la CRE de façon à refléter les coûts de revient des fournisseurs alternatifs (et non plus de l’électricité produite par EDF), sur la base d’un approvisionnement forfaitairement réparti à parts égales entre ARENH (42 €) et contrats à terme à 1 an sur le marché de gros. S’y ajoutent les coûts des infrastructures de réseau et de distribution, une marge normative pour le fournisseur alternatif ainsi que diverses taxes.

L’inclusion dans le calcul du TRVE de 50 % de prix de gros - répondant eux-mêmes au principe du merit order - introduit une forte sensibilité du tarif de détail au cours du gaz, alors même que cette source d’énergie primaire ne pèse que 7 % dans la production électrique d’EDF. En conséquence, le TRVE progressera de 39 % de 2010 à 2020. Sur la même période, la part de marché des fournisseurs alternatifs - désormais assurés de pouvoir proposer un tarif inférieur à celui d’EDF tout en réalisant un profit - passera de moins de 5 % à 28 %.

Chapitre III : les conséquences asymétriques de la crise sanitaire (2020-2021)

Fast forward mars 2020. Dans le contexte du début de pandémie de Covid, la consommation d’électricité est en chute libre. En application des mécanismes de marché et du principe de merit order, le prix de l’électricité sur le marché de gros tombe à 10 €/MWh, bien en dessous des 42 €/MWh de l’ARENH. Les fournisseurs alternatifs y voient une opportunité d’arbitrage : alors que le mécanisme de l’ARENH prévoit qu’ils s’engagent sur des commandes semestrielles, ils invoquent la clause de force majeure de la convention les liant à EDF pour s’en affranchir. Saisi du contentieux, le Conseil d’État leur donne raison.

Contre toute logique économique, le TRVE calculé par la CRE ne tiendra aucun compte du refus des producteurs alternatifs de s’approvisionner via l’ARENH. Les tarifs réglementés de l’électricité continueront ainsi de progresser pendant la période de pandémie alors même que les tarifs de gros n’ont jamais été aussi bas, démultipliant ainsi la rente de situation des fournisseurs alternatifs.

Chapitre IV : le festin gratuit de la guerre en Ukraine (2022-2024)

Quelques mois plus tard, la pandémie reflue et la consommation d’électricité se normalise. Le bruit des bottes en Ukraine et la substitution des approvisionnements en gaz russe par des importations de gaz liquéfié en provenance des États-Unis se traduisent par une flambée des prix de gros de l’électricité. Comble de malchance, cette situation intervient alors qu’un problème structurel de “corrosion sous contrainte” a été identifié sur une partie du parc nucléaire français, nécessitant la mise à l’arrêt de 12 réacteurs ainsi que de lourds travaux de réparation. D’une situation structurellement exportatrice, la France devient subitement importatrice d’électricité pour des volumes significatifs provenant principalement d’Allemagne et de Belgique. En août 2022, le prix de l’électricité sur le marché de gros atteint 733 €/MWh.

Les mêmes fournisseurs alternatifs qui, deux ans plus tôt, se désengageaient de l’ARENH, obtiennent du gouvernement français d’augmenter de 20 % les volumes qui leur sont alloués à ce tarif privilégié. Tout juste EDF obtient-elle que, sur cette allocation exceptionnelle, le tarif soit relevé à 46,2 €/MWh, un prix qui reste bien inférieur à celui du marché de gros. Selon les estimations de l’opérateur, cette seule mesure lui coûtera entre 6 et 8 Md€.

En vertu de l’inversion logique qui préside à la détermination du TRVE, et nonobstant l’augmentation des volumes de l’ARENH, l’explosion des prix de gros contraint la CRE à proposer un relèvement brutal des tarifs réglementés : +45 % en 2022, +99 % en 2023. L’État impose alors un “bouclier tarifaire” limitant cette hausse à 4 % en 2022 et 15 % en 2023 en rognant différentes taxes (TICFE, CSPE), accompagné d’une multitude de dispositifs plus ciblés.

Le coût de ces dispositifs d’atténuation de la hausse des prix de l’électricité se montera pour l’État à près de 45 Md€ sur 3 ans (2022-24), auquel on ajoutera les pertes de 18 Md€ subies par EDF sur l’exercice 2022, qui conduiront à sa renationalisation.

Directement ou indirectement, les fournisseurs alternatifs auront quant à eux bénéficié de ces différentes mesures sans aucune conditionnalité quant à leur répercussion sur les tarifs pratiqués. Les principaux acteurs de ce marché enregistreront des résultats historiques en 2022 : 19,7 Md€ pour TotalEnergies contre 10,2 Md€ en 2019, et 17,3 Md€ pour Engie contre 1,6 Md€ en 2019.

En faisant des fournisseurs les intermédiaires de l’attribution des principaux dispositifs d’aides, les pouvoirs publics ont introduit des risques de dissipation des aides (…) La CRE ne prévoit en effet pas de vérifier si les compensations financières accordées se seront traduites par des baisses de prix au profit des clients finals, ni si le niveau de ces compensations aura pu excéder ce qui était nécessaire aux fournisseurs pour proposer des offres au niveau des tarifs réglementés de vente ou au niveau de leur coût d’approvisionnement. Ces intentions paraissent en retrait des prérogatives que la loi confie à la CRE.

Le gouvernement introduira dans la loi de finance 2023 une Contribution sur les Rentes Infra-Marginales (CRIM) visant à taxer cet enrichissement sans cause. Bien que la Cour des comptes estime la rente captée par les fournisseurs à 37 Md€ sur deux ans (2022-23), cette taxe dont l’État attendait 12,3 Md€, mise en place tardivement, mal paramétrée et non contrôlée, ne rapportera finalement que 300 M€.

Le très lourd bilan de l’ouverture du marché

La libéralisation irréfléchie de l’électricité française aura eu pour effet d’exposer les consommateurs à la volatilité des cours du gaz, source d’énergie primaire qui n’entre pourtant que pour une faible part dans la production nationale. Ce faisant, l’avantage compétitif historique constitué par notre parc de centrales nucléaires - financé pendant 60 ans par les contribuables français et bénéficiant à l’ensemble de l’économie - aura été bradé au profit de rentes privées. Parti d’une situation de quasi parité en 2010, le tarif de détail de l’électricité française est aujoud’hui près du double de celui de l’électricité américaine.

De façon plus pernicieuse encore, la loi NOME a introduit un système d’optionalité asymétrique à l’avantage des fournisseurs alternatifs et au détriment d’EDF. Cette dernière est mise en situation d’être systématiquement arbitrée par les acteurs privés en fonction de l’évolution des cours du gaz. Toute volatilité des cours, à la hausse comme à la baisse, est retournée contre elle. En langage de salle des marchés, EDF est court de volatilité sans pour autant avoir touché la moindre prime pour assumer de tels risques. Face je gagne, pile tu perds !

Pourquoi faire simple quand on peut faire compliqué ?

Le mécanisme de l’ARENH, défini par la loi NOME, avait été conçu comme un mécanisme temporaire, visant à laisser le temps aux fournisseurs alternatifs de développer leurs propres moyens de production. Il n’en a rien été et pour cause : aucun acteur privé n’est prêt à engager des capitaux sur les capacités de production quand le retour sur investissement se joue sur 50 ans et qu’il est, qui plus est, soumis à des aléas de coûts d’approvisionnement, de prix de marché et d’évolutions réglementaires contre lesquels aucune couverture n’existe. Au demeurant, aucun acteur privé n’a capacité à obtenir des financements aussi long à un coût compétitif avec celui de la dette souveraine.

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