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Euro numérique : la BCE passe la seconde

Richard Michaud est Manager chez EY Consulting au sein des équipes Financial Services. Il accompagne des banques dans leurs projets de transformation, avec une spécialisation sur les sujets Risk, Regulatory et Data.

Passionné par l'actualité financière, il publie une synthèse mensuelle de l’actualité du secteur bancaire dans sa newsletter LinkedIn Inside Banking. Il a également été nommé « Top Voice Finance » LinkedIn en 2023.

Les opinions exprimées dans cet article n’engagent que son auteur et ne reflètent pas nécessairement la position d’EY.

L’euro numérique : point d’étape

Après la publication le 28 juin dernier d’un « paquet » détaillant deux propositions de règlements visant à introduire un euro numérique, la Banque centrale européenne (BCE) a publié le 18 octobre la prochaine étape de ce projet. Il s’agit d’un jalon important qui fait suite à une phase consultation de plus de deux ans initiée en octobre 2021.

La BCE a ainsi annoncé le lancement de la phase de préparation de l’euro numérique, phase au terme de laquelle la BCE devra donner une décision de go / no go sur son déploiement. 

Au cours de cette période, d’ici à 2025, deux principaux chantiers doivent être menés :

  • Définir un cadre réglementaire : il s’agira de produire un rulebook dédié à l’euro numérique. Cela nécessitera l’aboutissement d’importants travaux législatifs au niveau européen, initiés par la Commission européenne en juin 2023, pour définir et adopter un cadre réglementaire complet ;

  • Définir une solution technique, avec le choix des fournisseurs qui développeront la plateforme et l’infrastructure informatique supportant l’euro numérique. Ce choix technologie est stratégique compte tenu de la nature du projet.

Les réticences des banques

Les grandes banques européennes ont, dans l’ensemble, exprimé leurs réserves quand ce n’est pas leur franche opposition à ce projet. Pour comprendre leur position, il convient de revenir aux sources. Dans la proposition de règlement de la Commission européenne, l’euro numérique est défini comme « une MNBC (Monnaie numérique de Banque centrale) de détail [qui] serait une forme officielle de monnaie de banque centrale directement accessible au grand public, et ayant cours légal. Elle adapterait ainsi les formes officielles de la monnaie au progrès technologique, en complément des espèces ». 

Il y a plusieurs points importants dans cette définition. D’abord, l’objectif de l’euro numérique tel que présenté par les instances européennes n’est pas de remplacer le paiement par espèces, mais d’être en quelque sorte son équivalent numérique. Ensuite, et c’est sans doute le point le plus important, la vocation de l’euro numérique est d’être une monnaie officielle, ayant un cours légal en parité avec l’euro. Cela implique que l’euro numérique serait à terme, comme l’est l’euro aujourd’hui, une monnaie accessible à l’ensemble des consommateurs et qui devrait être acceptée par tous les commerçants. C’est un point structurant : on ne parle pas ici « simplement » de créer un nouveau moyen de paiement à l’échelle européenne, mais bien d’une monnaie en tant que telle. 

Les banques opposées au projet avancent deux arguments fondamentaux.

Elles estiment tout d’abord que les institutions européennes, notamment la BCE, n’ont pas suffisamment démontré la valeur ajoutée d’un euro numérique par rapport aux moyens de paiement traditionnels déjà à disposition. Dans sa publication du 18 octobre, la BCE rappelle les raisons qui justifient à ces yeux le lancement de l’euro numérique, en listant une série de critères que seul l’euro numérique remplirait entièrement. Cependant, cet argumentaire peine à convaincre les banques et il semble difficile de justifier d’une problématique de manque de moyens de paiement compte tenu de l’essor des offres digitales ces dernières années (virement instantané, cartes bancaires dématérialisées, Apple Pay, Google Pay, etc.).

Cet argument mis en avant par les banques doit être mis en regard des importants travaux engagés par 16 banques européennes majeures (dont Société Générale, BNP Paribas, BPCE, Crédit Mutuel et Crédit Agricole) dans le projet European Payments Initiative (EPI). EPI vise à renforcer la souveraineté européenne en matière de paiement en créant une infrastructure de paiement au niveau européen. D’une certaine manière, l’euro numérique viendrait concurrencer cette initiative.

Ensuite, les banques protestataires mettent en avant un potentiel risque sur le financement de l’économie lié à l’introduction de l’euro numérique. En effet, le projet tel qu’il est conçu contournerait largement les banques, puisqu’il est prévu que les comptes individuels en euros numériques soient gérés via un prestataire de paiement choisi par la BCE plutôt que par le système bancaire. Cela a plusieurs implications. La première est une potentielle perte de revenus pour les banques commerciales, puisque, toutes choses égales par ailleurs, les banques capteront une part moins importante des dépôts de la clientèle et des flux de paiement qui en découlent. La seconde, plus problématique, est que ce moindre captage des dépôts clients impliquera nécessairement une moindre capacité de financement de l’économie par crédit bancaire (dépôts de la clientèle au passif, crédits à la clientèle à l’actif).

Dès lors, une question devient cruciale : quelle sera la limite de détention en euro numérique ? D’après Les Échos une limite de 3 000 euros aurait été évoquée par la BCE. Les banques souhaiteraient un plafond beaucoup plus bas. BNP Paribas a publiquement fait la proposition de limiter la détention d’euros numériques à 500 euros par personne. 

Enfin, l’introduction d’un euro numérique pourrait augurer un futur dans lequel les banques commerciales auraient moins prise sur l’économie. Un euro numérique pourrait par exemple être un canal direct de transmission pour la politique monétaire, sans avoir besoin de passer par les banques.

Un sujet qui passionne les citoyens 

Il suffit de lire les commentaires d’articles de presse ou de publications LinkedIn traitant de l’euro numérique pour mesurer à quel point ce sujet touche une corde sensible. L’introduction d’un euro numérique aurait pour effet de changer profondément les habitudes en matière de paiement des dépenses courantes tout en touchant, ne serait-ce que symboliquement, à l’argent des ménages. Deux sujets sensibles s’il en est !

Par ailleurs, la nature ayant horreur du vide, les difficultés de la BCE à convaincre de l’intérêt d’un euro numérique laissent la place à des interprétations diverses et variées. En effet, si l’euro numérique est un sujet complexe du point de vue technologique et financier, c’est aussi un sujet de société éminemment politique qui dépasse largement la sphère bancaire. Ce projet est révélateur d’un changement d’époque et d’un monde de plus en plus dématérialisé. 

Si la BCE indique clairement que l’objectif de l’euro numérique n’est pas de remplacer le paiement en espèces, il est légitime de s’interroger quant à l’impact à long terme d’un tel projet sur ce mode de paiement. Au demeurant, la diminution des paiements en espèces, voire leur disparition, permettrait de lutter contre les fraudes en tous genres (blanchiment, fraude fiscale, etc).

Une absence de consultation des citoyens est également fréquemment mise en avant. Ce n’est pas strictement exact, dans la mesure où les instances européennes ont largement consulté dans le cadre des procédures usuelles. Cependant, compte tenu de la portée du sujet, certains considèrent que la consultation aurait pu dépasser ce cadre. 

Enfin, un dernier point mérite d’être noté : ceux qui agitent le chiffon rouge de la théorie du complot concernant l’euro numérique sont dans le même camp que la majorité des banques. Un savoureux paradoxe !

Les prochaines étapes

Vous l’avez compris, mon objectif n’est pas de prendre position dans ce débat, pour ou contre l’euro numérique, mais plutôt de donner des éclaircissements sur ce que serait un euro numérique et sur ses potentielles implications pour le secteur bancaire.

La fin de la phase préparation, initiée le 18 octobre, n’est pas prévue avant 2025. Elle devrait faire émerger, au travers des textes réglementaires attendus, les contours précis de l’euro numérique. Dans le cas où la BCE validerait le déploiement de l’euro numérique au terme de cette phase, ce dernier ne serait pas déployé avant 2027. Chacun aura le temps de se faire son idée d’ici là. 

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Sources et bibliographie